lundi 17 décembre 2018

Rendez-nous la Beauté

             Comme à chaque fois qu’intervient tel déferlement de violence, le temps de la réflexion suit celui de la consternation, lui-même précédé par la sidération. Strasbourg est un mausolée. On a beau revoir les nuées de touristes réinvestir le marché de Noël, la retenue est palpable. Et si parfois des rires et des éclats de voix se font entendre, ils sont vite éteints par le rappel à l’ordre des dépôts spontanés des passants aux endroits où sont tombés des innocents : centaines de bougies et lumignons, témoignages d’inconnus griffonnés sur des bouts de papiers, petits objets divers déposés en offrande.
            Mais ce qui m’a surtout frappé au lendemain de la mort du tueur, c’est l’interview de ses parents, dans l’appartement du père. Ce qui m’a frappé, ce ne sont pas ses propos, essentiellement articulés autour d’un conditionnel mal maîtrisé (en gros : si j’avais su qu’il avait de tels desseins, je l’en aurais dissuadé, si j’avais su où il se cachait, je l’aurais persuadé de se rendre et j’aurais encore mon fils).
               Ce qui m’a frappé, c’est l’arrière-plan.
             Ce qui m’a frappé, c’est ce mur de la salle à manger portant des traces de papier-peint en lambeaux. Des haillons muraux pendouillant lamentablement de la cloison depuis combien de temps ? Ce qui m’a frappé, c’est la laideur. Et qu’on ne vienne pas me dire que c’est une question de pauvreté. On trouve sur le Bon coin des rouleaux de tapisserie à un euro pièce.
Alors j’ai pensé que ce qui a tué ces innocents mardi dernier, c’est cette laideur consentie, ce mur dégradé proclamant la démission définitive de la Beauté. Voilà sur quoi se sont posés les yeux du futur tueur pendant toute son enfance, toute sa jeunesse. Une débâcle esthétique devenue banale, devenue la norme. Que serait-il devenu, et ses futures victimes avec lui, si à la place de ce mur pitoyable le père ou la mère avait eu l’idée d’accrocher ne serait-ce qu’une image ?
Je me souviens que lorsque j’avais neuf ans, mes parents étaient revenus de la foire de Marseille avec deux reproductions de tableaux collées sur du contreplaqué : les canotiers de Renoir et un sous-bois enneigé de Pissarro. J’ai passé des heures de mon enfance à les admirer, ces œuvres qui trônaient sur les murs de la salle à manger. On n’était pas très riches mais ce jour-là la Beauté est entrée dans la maison.
               Et avec elle, la paix.